un désir démesuré d’amitié - héléne giannecchini
« L’amitié est un lieu où on peut tomber. »
Cette phrase, je l’ai lue et j’ai senti un frisson me traverser. Comme si, enfin, on mettait des mots justes sur cette douleur étrange, cette intensité silencieuse que je porte depuis toujours — ces liens qui ne sont ni l’amour, ni la famille, mais qui pourtant brûlent avec la même force.
J’ai grandi dans une culture où l’amitié est considérée comme douce et légère, mais toujours secondaire. L’amour est tragique, la famille est sacrée, mais l’amitié ? L’amitié, on en parle peu. On la célèbre à coups de souvenirs rigolos, jamais dans toute sa complexité. Or, pour moi, ce sont souvent les ami·es qui ont tenu les morceaux. Ceux que la famille laissait tomber. Ce sont elleux qui m’ont vue dans ma totalité — mes désirs flous, mes identités en construction, mes vulnérabilités bruyantes.
Lire Giannecchini, c’est se sentir moins seul·e dans ce désordre. Elle trace les contours d’une amitié passionnelle, crue, souvent incomprise. Celle qui déborde des cadres, qui interroge les normes, qui te laisse à vif. Celle qu’on ne sait pas toujours nommer, mais qu’on ressent dans chaque fibre. Elle interroge : pourquoi l’amitié n’aurait-elle pas droit, elle aussi, à ses mots flamboyants ? À sa tragédie ? À sa mémoire ?
Ce livre, c’est une archive des relations invisibles. Enfant, j’ai eu d’avantage de difficultés à comprendre comment fonctionnait l’amitié qu’à comprendre les mécanismes de l’amour et de la séduction. Personne ne m’avait préparée à ces ami.e.s qui m’ont trahie, à ces personnes que je pensais si proches qui ont préféré s’en aller.
Ce livre est un hommage aux ami·es qu’on a aimés à en perdre pied, à celles et ceux qu’on a quittés sans avoir su dire pourquoi, à ces ruptures amicales que personne ne nous a appris à traverser.
C’est aussi un cri contre l’effacement de ces liens dans les récits dominants. L'amitié queer, l’amitié entre femmes, les communautés choisies : tout ce que la société relègue au rang de "non essentiel", Giannecchini l’élève, l’honore, le politise. J’ai refermé ce livre avec la gorge serrée et le cœur gonflé.
Il ne m’a pas donné de réponses claires, mais il m’a offert quelque chose de plus précieux : le droit de me souvenir, d’aimer sans balise, de pleurer mes amitiés perdues comme on pleure un amour. Et surtout, il m’a rappelé que dans un monde qui nous intime de n’être qu’individu.e.s isolé.e.s, désirer l’autre — librement, tendrement, follement — est un acte de résistance.
Lisez ce livre si vous avez déjà eu l’impression d’aimer un.e ami.e un peu trop fort, que vous avez eu honte. Si vous considérez l’amitié comme indispensable à votre bonheur. Si vous avez déjà perdu une.e ami.e sans savoir comment vous relever.
Ce livre ne m’a pas réconcilié·e avec toutes mes amitiés perdues. Mais il m’a permis de les pleurer. Et pleurer, c’est aussi aimer. Jusqu’au bout.