Désirer la violence - chloé thibaud

C’est une espèce d’immense boys club.” — Chloé Thibaud

Il y a quelques semaines, après avoir refermé Féminismes & pop culture de Jennifer Padjemi, un feu s’est allumé en moi. Pas une flamme douce et apaisante, non. Un brasier d’interrogations. Je me suis plongée dans ma propre vie, dans les fictions qui l’ont façonnée, dans les récits qui ont sculpté mes désirs, mes modèles, mes émotions. Ces histoires — films, séries, chansons — font partie intégrante de la femme que je suis aujourd’hui. Elles m’ont influencée, parfois malgré moi. Ce que j’aime, ce qui m’inspire, comment je relationne… tout était déjà là, enfoui sous les cendres de récits patriarcaux.

Lire Désirer la violence, c’est ajouter de l’oxygène à ce feu intérieur. C’est un parfait duo littéraire avec l’essai de Padjemi. Ensemble, ces deux ouvrages me permettent de revoir avec un regard neuf ces fictions que j’ai tant aimées, mais qui, souvent, m’ont fait aimer de travers.

Je me souviens, ado, d’avoir idéalisé des histoires d’amour qu’on m’a vendues comme « passionnelles ». J’ai regardé ces romances avec des yeux brillants, persuadée que le vrai amour, le grand, devait être dévorant, jaloux, exclusif.

J’ai cru qu’un jour, on m’aimerait comme Edward aime Bella. Mais maintenant j’ai 25 ans. Et je suis certaine d’une chose : si un mec entre par effraction dans ma chambre pour me regarder dormir… bah j’appelle la police.

Et c’est là qu’on réalise : la fiction a bel et bien un impact sur nos vies réelles. À force de me mettre dans la tête que l’amour, c’était ça — cette obsession, cette tension, cette possession — j’ai fini par le chercher. Et puis surtout… par le trouver.

Ni plus maligne, ni plus bête que d’autres, j’ai moi aussi, comme tant de femmes, vécu des relations hétérosexuelles exclusives, possessives, avec des scènes dramatiques dignes de scénarios hollywoodiens. Des relations traversées de violences, physiques ou psychologiques, que je ne reconnaissais même pas comme telles à l’époque. Les hommes avec qui j’ai pu être, les hommes que vous avez aussi connus, ont appris l’amour de la même manière que nous : en se construisant sur un modèle de domination.

Dans Désirer la violence, Chloé Thibaud met le feu aux fondations. Elle ne se contente pas de constater : elle décortique, elle expose, elle dérange. Elle montre comment le désir féminin, dans l’imaginaire collectif, est façonné par une culture de la domination. Comment, encore aujourd’hui, on continue de confondre pouvoir et passion, emprise et érotisme, violence et intensité.

Dans une des scènes des Valseuses (1974), Gérard Depardieu et Patrick Dewaere s’amusent à renifler des petites culottes pour deviner l’âge des jeunes filles qui les possèdent. Ça ne vous fait pas penser à quelque chose ? On ne peut pas nier la corrélation évidente entre fiction et les hommes bien réels qui les écrivent. Ce passage, comme tant d’autres évoqués par Thibaud, m’a donné des frissons — pas de désir, mais d’effroi. Parce qu’en regardant derrière moi, je vois combien j’ai été exposée à ces récits. Combien j’ai intégré ces codes. Et combien il est urgent de les désapprendre.

Aujourd’hui, je regarde avec terreur l’histoire du féminicide de Marie Trintignant, tuée sous les coups de Bertrand Cantat. Et je ressens une colère immense en réalisant que cette violence a été, dans les médias, qualifiée à l’époque de « crime passionnel ». Passionnel ? Comme si l’amour justifiait l’assassinat. Comme si l’intensité des sentiments pouvait effacer la brutalité des faits. Comme si les hommes avaient le droit de tuer au nom d’un amour qu’ils ne savent que posséder.

Je repense alors à ces mots de Lio, en 2006, qui claquent comme une vérité brûlante : 

« L’amour n’apporte pas la mort. » Lio, 2006

Ce livre n’est pas seulement un cri. C’est une lumière. Un feu de signalisation sur le chemin d’une reconstruction possible. Thibaud nous invite à rallumer notre désir, à le purifier, à le repenser. À faire de la braise des récits passés un feu nouveau, conscient, choisi, libre.

Désirer la violence est une lecture qui consume et éclaire. Un livre-miroir, un livre-rebelle. Et pour moi, un pas de plus vers une version de moi-même plus libre — et plus lucide.